vendredi 26 octobre 2007

Comment dire ? #2

La dernière fois que je vous ai parlé, je rentrais de Limbé, j'avais mangé des fruits, vu la mer et les pêcheurs, effleuré la cité. Depuis j'ai mangé d'autres fruits et suis entré d'avantage dans la ville, dans ses tourmentes, ses histoires, et ses nuits. Alors que la pleine lune grossit et que l'hémisphère Nord s'enfonce dans l'Octobre, je me baigne sous un palmier de Koumassi, face à la "cité des douanes". J'apprends à nager dans l'obscurité d'une banlieue de Douala, dans la petite piscine désertée d'une résidence pour blancs. C'est une sensation étrange, un mélange de calme et de tourmente, de décontraction et d'inquiétude, je le sais la pression augmente. Je brasse. Au loin, un orage gronde sur le nord de la ville et flash gentiment mon ciel découpant à contre jour des festons de palmiers. Je brasse.
A peine 500 mètres plus loin, dans le quartier de Bali, il y a une rue mythique appelée la Rue de la Joie. Personne n'appelle les rues par leur nom, souvent elles n'en ont pas, mais la Rue de la Joie, tout le monde la connaît. Nous sommes tous assis là sur le trottoir devant un circuit comme on dit ici pour désigner des petits bistrots de tôles et de bois. Au coin une 'mama' fait griller du poisson, à côté, une autre propose des brochettes de rognons, de tendons et de filet. Ils sont tous là autour de la table. Il y a Joseph Sumégné, Koko Komégné, Lionel Manga, la jolie Eva, Achille Atina, Paulin Tchuenbou, et Salifou Lindou que je rencontre enfin (rappelez vous de son projet : 'la tour de tôles'). La plupart d'entre eux sont des artistes confirmés et reconnus, de loin mes ainés en tout.

Cet été j'étais à Paris pour passer quelques jours de vacances en famille, et montrer pour la première fois les rues de la capitale à mes enfants. Nous sommes passés à Montmartre, devant le Bateau-Lavoir. Place du Tertre, une horde de touristes multicolores, des monod'oeils numériques décérébrés se pressent pour voir l'endroit qui a vu naître les plus grands. Les bistrots font leur possible pour paraître authentiques, les serveurs portent le canotier et les peintres du dimanche permanent jouent du couteau et soignent leurs croûtes purulentes sous l'oeil unique directement branché sur la moelle épinière des dits touristes au bulbe céphalorachidien absent.
Il n'y a plus rien à voir, ils sont tous partis ou morts, plus d'artistes, ni de guinguettes, plus de poésie ni de subtilités délicates, plus du charme des femmes et de leurs chansons, plus d'histoires de peintures à bouleverser le monde, plus de combat sur toile à perdre la raison, plus de bateau, plus de lavoir, plus de loyers que l'on règle en tableaux. Il n'y a plus rien ici qu'un troupeau d'abrutis et de pilleurs de tombes. De toutes façons il n'y a plus de place, et les vautours ont fait grimper les prix si hauts que les artistes, les vrais, ceux qui ont un coeur bien rouge qui pulse un sang épais dans les méandres de leur personne, ont fui là où leurs poumons peuvent encore prendre de larges lampées d'air ou de fumée selon leur bon vouloir.

A -Dites Monsieur Frédéric, est ce que vous êtes marié ?
B -Non, je vis en concubinage.
C -Le concubinage, !? c'est une escroquerie moderne, une façon de faire cuire ses pommes dans la poèle de l'autre. Il y a des règles et des lois qu'il faut respecter !
A -(qui monte de suite d'un ton et s'adressant au ciel) Je préfère et de loin quelqu'un qui vit en concubinage qu'un autre, hypocrite et marié qui passe son temps à courir ses maîtresses....etc., etc.

Je ne pensais pas qu'une phrase si anodine aurait pu si vite susciter une telle polémique, la discussion s'enflamme et chacun s'en mêle, ça parle fort, ça braille même, et on ne s'écoute plus, puis la discussion se fend en de petites causeries de droite et de gauche, la voix avertie de l'intellectuel, grave et douce recadre la problématique et c'est reparti de plus belle, voilà qu'elle se lève en hurlant, que l'autre la harangue, tâchant de préciser la vraie place de la femme, on le modère, mais là il est tombé sur un os... Au circuit d'à côté Marseille vient de mettre un but et la terrasse s'enflamme en hurlements. Les lointains mais fervents supporters lèvent leur chaise au dessus de leur tête et courent dans la rue en criant leur joie : au Cameroun on tient pour Marseille ! On m'apporte des brochettes, que je dévore en savourant la discussion passionnée. Achille commande un poisson que l'on partagera une demie heure plus tard, arrachant à la main des morceaux de sa chair... parfaitement délicieux ! On me raconte le quartier, plus loin une boite, un cabaret, qui était un haut lieu de Douala il n'y a pas bien longtemps encore, avant la dévaluation (2000), "depuis toutes les grosses boites ont fermé les temps sont durs"... Ils me racontent leurs exploits, leurs faits d'arme, fiers comme des coqs gonflés d'orgueil, des ego gros comme ça, j'adore les écouter, et gentiment, gentiment la pression augmente. Tout le monde est bienveillant, prend du temps et porte attention à moi, mais on me fait comprendre l'enjeu qu'il y a dans mon projet, c'est un peu comme un buff de la grande époque des débuts du jazz, ça va être mon solo, mais en face y'a Davis et Coltrane, je brasse, je brasse....

La dernière fois je vous disais que mon travail prenait des allures d'enquête, effectivement. Je suis maintenant en plein dans cette phase préparatoire qui donnera bientôt naissance au vrai projet. De manière simultanée je prospecte pour la matière et la faisabilité en compagnie d'Achille qui m'aide et me guide, j'apprends une ville, une histoire, une culture, un pays, je rencontre les gens, j'essaie de comprendre et d'intégrer les codes.
Mais ceux qui me connaissent comprendront : je crois qu'à mon habitude, et avec cette espèce de naïveté non préfabriquée, j'ai encore mis les pieds dans le plat, et les deux ! Je croyais utiliser une référence symbolique, je tape en plein dans la tradition, je remue des choses extrêmement délicates, et pour lesquelles la population est souvent très très passionnée. L'arbre à palabre fait références à des croyances et des rites malmenés mais encore très présents, il renvoi également à une construction particulière codifiée et hiérarchisée de la société traditionnelle monarchique. J'ai à faire à des rois, à des princes et des princesses, à des notables, à toute une organisation, devenue souterraine mais toujours là (plus d'infos ici : http://www.peuplesawa.com/fr/index.php).
A bonabéri les 3 arbres à palabres sont morts ou ont été déracinés, il y en avait trois. On me dit que le goudron des routes a gâté leurs racines, on me dit que jadis à partir de minuit plus aucun être humain n'entrait dans cet endroit, on me dit que lorsque les arbres sont tombés des notables sont morts le même jour ou peu de temps après...Racontards ? Légendes ésotériques ?
Putain, je crois bien qu'il va me falloir construire un arbre.... d'aucun ricaneront, disant qu'il n'y a là aucun intérêt artistique, aucune problématique contemporaine, que c'est au mieux de la déco de rond point, de l'artisanat policé...je n'en sais rien, je voulais m'émanciper du premier degré entrer dans une élaboration plus architecturale, moins réaliste, mais putain je crois qu'il va me falloir construire un arbre, et pas n'importe lequel, le grand baobab s'il vous plaît, l'arbre à palabre des grands chefs et des notables. Je sens déjà ses racines, la structure de son tronc, les ramifications de ses branches, les ramures de son feuillage. C'est comme si il poussait malgré moi, en moi.
Mais qu'est ce que c'est qu'un arbre ? Vous le savez vous ? Vous sauriez m'en dessiner un ? Vous sauriez comment fabriquer de vos mains le grand baobab en l'espace d'un mois ? Devoirs à la maison pour tout le monde : "dis, dessine moi un arbre"...
PS : c'est long....plus le temps de mettre les photos ce soir désolé, ce sera demain.
A bientôt
Frédéric

1 commentaire:

Anonyme a dit…

un arbre !
ok, quand j'ai mon scan sous la main je t'envoie ça !

A bientot,

Anne